L'amour harcelant by Elena Ferrante

L'amour harcelant by Elena Ferrante

Auteur:Elena Ferrante [Ferrante, Elena]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782072851834
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 1995-09-05T23:00:00+00:00


XVI

Il me poussa vers la sortie et puis, en courant, vers la station de taxis. Les gens, surpris par la pluie, s'entassaient sous l'auvent du métro. Le ciel était noir et le vent soufflait fort en abattant, oblique, un rideau d'une eau fine et serrée. Polledro me fit monter dans un taxi qui empestait le tabac. Il parlait avec rapidité et assurance, sans me laisser placer un mot, comme s'il avait la conviction que, forcément, j'éprouvais le plus extrême intérêt pour ce qu'il était en train de dire. Mais j'écoutais peu et mal, je n'arrivais pas à me concentrer. J'avais l'impression qu'il s'exprimait sans but précis avec une désinvolture frénétiquement exhibée qui lui servait seulement à contenir son anxiété. Je ne voulais pas qu'il me la communique.

Avec une certaine solennité il me présenta des excuses au nom de son père. Il dit qu'il ne savait pas comment faire : la vieillesse lui avait définitivement atteint le cerveau. Mais il me donna aussitôt l'assurance que le vieux n'était pas dangereux et qu'il n'était pas méchant non plus. Incontrôlable, ça oui : il avait un corps sain et robuste, il était toujours en vadrouille, il n'y avait pas moyen de le tenir en bride. Quand il réussissait à lui chaparder suffisamment d'argent, il disparaissait pendant des mois. Brusquement il se mit à dresser l'inventaire des caissières qu'il avait dû licencier parce qu'elles avaient été subornées ou embobelinées par son père.

Tandis que Polledro parlait, je perçus son odeur : non pas l'odeur réelle, qui disparaissait sous celle de la transpiration et du tabac régnant dans le taxi, mais une odeur créée à partir de celle du magasin de pâtisserie et d'épices où nous avions souvent joué ensemble. La boutique appartenait à son grand-père et se trouvait à quelques pâtés de maisons de l'immeuble où habitaient mes parents. L'enseigne était en bois, bleu pâle, et de chaque côté de l'inscription « Produits coloniaux », il y avait un palmier et une femme noire avec des lèvres très rouges. Cette enseigne, mon père l'avait peinte à l'âge de vingt ans. Il avait également peint le comptoir de la boutique, d'une teinte qu'on appelait terre de Sienne brûlée et qui avait servi à faire le désert. Dans le désert, il avait mis beaucoup de palmiers, deux chameaux, un homme en bottes et saharienne, des avalanches de café, des danseuses africaines, un ciel bleu outre-mer et un croissant de lune. On arrivait comme un rien en face de ce paysage. Les enfants vivaient dans la rue, sans surveillance : je m'éloignais de la cour de la maison, je tournais au coin, je poussais la porte qui était en bois, mais avec une moitié de vitre dans la partie supérieure et une barre de métal en diagonale, et aussitôt une clochette tintait. J'entrais alors et la porte se refermait derrière moi. Les arêtes étaient capitonnées de tissu ou peut-être recouvertes de caoutchouc pour empêcher la porte de battre bruyamment. L'air sentait la cannelle et la crème. Sur le seuil, il y avait deux sacs aux bords roulés, remplis de café.



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